110.
— Allez-y, souffle un assistant depuis les coulisses.
Lucrèce Nemrod et Isidore Katzenberg restent immobiles tels des lapins aveuglés par les phares du camion qui va les écraser.
Isidore va probablement m’en vouloir mais je sens qu’il y a là quelque chose de déterminant pour la suite de l’enquête, et qu’on ne peut le comprendre qu’en revivant ce que vivent les « humoristes » sur scène.
Elle garde le regard fixe, sans même battre des paupières.
À ma naissance aussi, ils me regardaient et ils attendaient que je fasse quelque chose mais comme je ne le faisais pas, ils étaient inquiets…
Elle voit les yeux qui la fixent et la transpercent comme des flèches.
Je meurs.
Non, la mort c’est mieux. Il n’y a pas de conséquences. Un cadavre est rarement ridicule. Au pire il est pitoyable et il inspire le respect. Là il y a ces centaines de personnes, plus les millions de téléspectateurs qui se disent juste « qu’est-ce qu’elle attend pour nous faire rire » ?
Je n’existe plus.
Autant de regards sur moi qui ne sont là que pour me trouver nulle, c’est la sensation la plus abominable que j’aie jamais éprouvée.
Finalement, même lors du 1er avril de Marie-Ange je n’étais grotesque que pour les yeux d’adolescentes boutonneuses.
Eux ils sont des milliers, que dis-je, des millions…
Je meurs.
Et maintenant que va-t-il se passer ?
Je voudrais bouger que je ne le pourrais pas.
Respirer lentement. Continuer de faire battre le cœur. Déglutir.
Qu’est-ce qui m’a pris de venir ici ?
Et la Thénardier au premier rang.
Et Marie-Ange qui me guette.
Toute cette vie n’est qu’un gigantesque complot visant à me mener à cette seconde où je bats tous les records de détresse.
Je me sens m’effondrer de l’intérieur. Un trou noir dans mon cœur aspire ma chair et mon esprit.
C’EST LA FIN DE MOI.
Ma seule consolation est de ne pas être seule dans cette situation abominable.
J’ai un compagnon de détresse. Encore une expérience commune terrible.
ET MAINTENANT QUE VA-T-IL SE PASSER ?
Le malaise monte aussi dans la salle.
Certains se rongent les ongles.
Mais les deux clowns apparus sur scène, le grand gros et le petit menu, gardent toujours la bouche fermée, impassibles.
Dans la salle de l’hôpital, le jour de ma naissance, ma propre mère devait me trouver minable, digne de recevoir des gifles, avec cette frustration qu’on ne peut pas punir un enfant dès les premières secondes de sa naissance.
POURTANT JE LE MÉRITAIS.
Une bonne fessée pour m’apprendre la politesse : quand on naît on dit « bonjour, merci, et s’il vous plaît ».
Bonjour l’univers.
Merci la vie.
Merci à mes parents de m’avoir conçue.
Merci à ma mère de m’avoir portée neuf mois alors que je transformais sa jolie silhouette de pin-up en bibendum ridicule.
Merci à ma mère d’avoir supporté les vapeurs, les évanouissements, les seins lourds, par ma faute.
Merci aux sages-femmes et aux obstétriciens d’avoir réussi à m’extraire de ce ventre gluant alors que j’ai des épaules pointues, un crâne trop large, des genoux et des bras mal rangés comme ceux d’une marionnette désarticulée.
Merci à ma mère d’avoir supporté la douleur de mon apparition dans le monde.
Mais moi, bébé ingrat, je n’ai rien dit.
Et c’est probablement pour cela que par la suite elle m’a abandonnée. Mon père était peut-être là aussi et il faisait partie de ces gens qui m’observaient, attendaient que je fasse quelque chose et me trouvaient décevante parce que je ne le faisais pas.
Dans la salle, dans les coulisses, derrière les caméras, et sur scène le malaise monte et envahit tout. Et rien ne vient l’atténuer. 5 secondes. 10 secondes. 20 secondes de silence. Chaque seconde semble durer plusieurs minutes.
— Qu’est-ce que vous attendez ? Dites le texte et déshabillez-vous ! souffle un assistant au comble de la panique.
Les deux journalistes grimés en clowns restent pourtant paralysés.
Mais ils attendaient quoi le jour de ma naissance ? Ils attendaient QUOI ? Qu’est-ce que j’ai oublié de faire ? Pourquoi je les ai tous déçus dès le départ de mon existence ?
Les minutes sont devenues des heures.
Tous ces regards qui jugent et qui sont déçus par moi…
Maintenant, dans son cou, plusieurs filets de sueur se rejoignent.
Je comprends pourquoi les artistes qui se produisent sur scène sont payés aussi cher. C’est une épreuve insupportable. Tous ces yeux avides… Et comme elle est atroce, la peur de ne pas faire rire.
Darius Wozniak, lui aussi, a dû connaître cette trouille, et c’est pour ça qu’il a dû compenser avec la drogue, la violence, la dureté.
Les heures deviennent des années. Dans son esprit défile un diaporama accéléré des visions de sa naissance jusqu’à celles de son arrivée sur scène, en exhibition devant le public de l’Olympia. Apparaissent le visage déçu des sages-femmes, le visage goguenard de Marie-Ange, le visage intrigué de la Thénardier qui ne l’a pas reconnue, les cercles noirs des objectifs de caméra surmontés de leurs diodes rouges, le visage probable de ses parents dépités. Et puis soudain quelqu’un trouve une idée. Un homme avec un masque blanc. Il l’attrape par les pieds, il la met à l’envers et là il lui administre une fessée.
C’est comme ça que méritent d’être traités les vilains bébés qui ne sont pas polis et qui ne font pas ce qu’il faut faire.
C’est comme ça qu’il faut toujours me traiter, parce que je suis un être décevant.
C’est pour ça que mes parents m’ont abandonnée.
Ils lui ont donné une fessée bien méritée. Elle a eu très mal et c’est cela qui l’a fait vivre et accepter par les autres.
Alors soudain Lucrèce se met à pousser un gigantesque hurlement qui fait résonner toute la salle de l’Olympia.
Isidore n’a toujours pas bronché.
Le cri de Lucrèce Nemrod se prolonge.
La gêne dans la salle atteint un maximum, comme un nuage noir de pluie qui se densifie, et puis quelqu’un au fond se met à rire.
Peut-être parce que ce cri primal lui rappelle son propre cri de naissance, le rire du spectateur se transforme en fou rire au milieu de la salle silencieuse.
Désormais il y a sur scène un homme grand, gros et silencieux complètement immobile en train de regarder devant lui à côté d’une petite jeune femme qui hurle. Et au fond de la salle un type qui a une crise de fou rire.
Le mélange des trois provoque une réaction de la salle. Les caméras zooment sur Lucrèce.
Et puis, comme si le nuage de pluie crevait soudain, deux autres personnes pouffent en écho dans l’assistance.
Quelques personnes au premier rang lâchent des petits rires nerveux, comme des chevaux piaffants attendant un signal pour rigoler franchement.
Bientôt ils sont une vingtaine qui, n’en pouvant plus, libèrent leur rire.
Et, comme par miracle, la pluie de rires se déclenche soudain.
Les secondes qui suivent sont entièrement remplies par un rire collectif, un public qui rit de se voir rire sans raison alors que deux clowns immobiles se tiennent sur scène, l’un jouant les statues de sel et l’autre continuant de hurler à en perdre le souffle.
Je ne sais pas ce qui me prend.
Je ne sais pas ce qui leur prend.
Et le rire de la salle monte, enfle.
Elle sait que, depuis les coulisses, l’assistant leur crie des choses désagréables mais elle n’y prête plus attention.
Lucrèce voit les visages hilares au premier rang, certains les montrent du doigt comme pour prendre à témoin leur voisin de cette situation saugrenue.
Comme ils sont laids quand ils rient. Leurs visages sont déformés, comme s’ils étaient en plastique fondu.
Le cri se prolonge. Les rires aussi.
Les secondes continuent de s’égrener.
En face les gens rient toujours et elle surprend même un caméraman hilare qui enlève ses lunettes pour s’essuyer les yeux.
Comme elle n’a plus de souffle, elle se tait. La salle aussi.
Et après un hoquet elle éclate en sanglots.
Cette fois c’est le triomphe. Tout le monde se lève et applaudit la performance troublante.
Voilà ce que l’univers attendait depuis ma naissance, que je hurle et que je pleure.
Et c’est pour ça que j’ai déçu mon entourage : j’ai oublié de hurler et de pleurer devant eux. Je l’ai fait en cachette mais jamais devant des yeux.
Et c’est pour ça que le monde me trouve « dure et sans cœur ».
Le jour de ma naissance j’ai dû seulement respirer pour survivre. Et depuis je perpétue cette « habitude » : respirer pour survivre. Mais je n’ai pas poussé ce grand cri d’allégresse que lancent tous les humains en entrant dans la grande aventure de la vie.
C’est le « merci » du nouveau-né.
Le cri du bébé heureux de naître.
Ce cri qui veut dire « SUPER-CONTENT D’ÊTRE LÀ, DE VIVRE ET DE VOUS AVOIR POUR PARENTS ! ».
Et je le pousse maintenant, et tous le sentent, et voilà pourquoi ils sont soulagés, et voilà pourquoi ils rient.
Certains rient encore.
Isidore n’a pas bougé. Lucrèce n’est plus étanche, l’eau jaillit de ses yeux.
Enfin les rideaux de velours rouge finissent par coulisser devant eux, comme deux larges boucliers.
Ils entendent les applaudissements qui ne veulent pas s’éteindre.
L’assistant d’abord affolé leur adresse maintenant des signes de félicitation.
On a réussi. On a quand même réussi ! Bon sang ! faire rire des foules de gens ! Je l’ai fait !
Stéphane Krausz, Monsieur Loyal, vient sur scène devant les rideaux de velours rouge. Il s’adresse à la salle qui met du temps à se calmer.
— Hum… Hum… Eh oui, l’humour c’est parfois le silence. Et comme pour Mozart, le silence qui suit un sketch de Darius, c’est encore du Darius. Mais le silence ne suffisait pas et Vanessa a su ajouter sa touche personnelle. Le cri de douleur et les pleurs face à la disparition de notre ami Darius.
Les applaudissements renaissent.
— Nous les avons tous appréciés dans la nouvelle interprétation de ce sketch intitulé Strip-tease. Et quel plus grand dépouillement que l’absence total de jeu, et un simple hurlement, n’est-ce pas ? Donc c’était David et Vanessa, vous ne les aviez jamais vus, et c’est normal, ce sont comme je vous le disais deux comiques du Québec qui ont fait exprès le voyage pour honorer la mémoire du Grand Darius. On les applaudit encore très fort.
L’ovation est ample, fervente.
Isidore et Lucrèce restent immobiles, comme pour digérer l’instant terrible. Leurs cœurs qui battent la chamade mettent longtemps à retrouver un rythme normal.
Lucrèce prend la main d’Isidore et la serre très fort.
— J’ai cru mourir, dit-il simplement.
Il m’a semblé naître.
— Le comique américain Andy Kaufman avait déjà testé ça dans les années 1970 : une minute de silence total sans aucune parole ni mimique. Et ça avait marché. C’était la seule stratégie à adopter vu les circonstances, énonce Isidore encore hébété, comme s’il était dans un rêve.
— Arrêtez de faire celui qui a tout prévu et qui a les bonnes références. Nous étions pétrifiés par la panique. Et voilà pourquoi nous n’avons rien fait. Et moi j’ai crié parce que…
Parce que je me suis retrouvée en train de revivre mon premier échec, celui qui a entraîné tous les autres.
— Parce que ?
— …Parce que cette attente était insupportable…
Ils décident de regagner les coulisses pour surveiller le déroulement de la suite du spectacle.
Les autres comiques les observent avec une sorte de crainte et de méfiance.
Je ne vais surtout pas leur demander ce qu’ils ont pensé de notre prestation.
Ils s’assoient et observent le moniteur de contrôle.
Stéphane Krausz remonte sur scène et annonce un invité-surprise prestigieux.
— C’est un ami, un collègue, mais surtout un grand producteur : j’ai nommé le frère du Cyclope en personne : Tadeusz Wozniak !
Tadeusz arrive en costard rose et nœud papillon fuchsia. Il salue des trois doigts devant l’œil droit.
Puis il serre la main de Krausz. Ils s’étreignent chaleureusement.
— Mon cher Stéphane, je peux t’appeler Stef ? Donc Stef, je sais combien Darius t’appréciait et tout ce qu’il te doit. Et sache bien que s’il est là-haut et qu’il nous regarde, il doit aimer cette grande soirée-hommage et cette salle qui réunit tous ses amis et ses admirateurs.
— Merci, Tad. Tu es vraiment un type formidable.
— De rien, Stef. Tu sais, le soir où mon frère est mort, j’étais ici même, à l’Olympia, au premier rang, et je me souviens de son dernier sketch. Je souhaiterais vous le lire aujourd’hui.
Tadeusz Wozniak déplie un papier, et lit, puis ralentit à la dernière phrase qu’il prononce en articulant exagérément :
— « et il éclata… de rire… et… il… mourut. »
La salle se lève, applaudit.
Isidore ramasse une serviette, s’essuie le visage. Il en propose une à sa jeune collègue.
Elle annonce sur un ton neutre :
— Attendez-moi. Il faut vraiment que j’aille aux toilettes.
Lucrèce pousse la porte marquée du symbole féminin. Deux cabines se présentent à elle. Elle actionne la première poignée, qui résiste, la seconde aussi.
Il ne manquait plus que ça. Je sens que je ne vais pas tenir.
Elle commence à tambouriner contre la porte pour pousser l’occupante à sortir plus vite. Une voix lui demande de patienter.
Elle s’asperge le visage d’eau glacée. Rarement le contact avec l’eau lui a apporté autant de plaisir.
Si j’étais née dans une piscine je n’aurais pas eu à pleurer ni à crier. Juste à nager. C’est peut-être pour cela que ça me ravit autant de voir Isidore nager avec ses dauphins. Il faudra que j’achète un nouveau Léviathan.
Mais soudain un bruit la fait sursauter.
Un homme rit trop fort dans la loge voisine.
Envahie par un pressentiment, Lucrèce jaillit des toilettes et, remontant la source du rire, se retrouve face à la loge de Tadeusz Wozniak.
Isidore Katzenberg la rejoint, suivi du pompier Frank Tempesti.
Ils s’approchent et entendent que Tadeusz rit de plus en plus fort. Déjà Lucrèce essaie de défoncer la porte qui résiste. Elle tape avec le pied.
À l’intérieur le rire se transforme en cri d’agonie. On entend le choc soudain d’une chute. Des gens accourent aux nouvelles.
Déjà le pompier a sorti son jeu de clefs pour ouvrir la porte. Mais dans son empressement et sa nervosité il n’arrive pas à trouver la bonne.
Plutôt que d’attendre qu’il réussisse et se doutant de ce qu’elle va trouver, Lucrèce préfère foncer dans un groupe d’une centaine de fans qui, ayant obtenu une dédicace de Tadeusz, se désagrège lentement pour se diriger vers la sortie. Isidore, qui a compris son idée, la suit.
— Là ! dit-elle. Il est là !
Elle court. Puis, l’ayant perdu de vue, elle s’arrête. Isidore la rejoint.
— Je l’ai vu passer. C’était le clown triste !
Elle reprend son souffle. Mais soudain elle l’aperçoit à nouveau plus loin.
— Là !
— Hep ! Stop !
Le clown triste se retourne et déguerpit encore plus vite.
— Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! crie Lucrèce.
Mais le groupe des fans les ralentit.
Le clown triste s’engouffre dans les escaliers, ouvre une porte et rejoint la coursive supérieure. Les deux journalistes grimpent à sa poursuite et se retrouvent au-dessus de la scène, dans les cintres, à plus de dix mètres des planches.
Ils peuvent désormais clairement distinguer leur fugitif.
En dessous, la salle écoute un nouveau sketch interprété par le clown au dossard numéro 13.
— Arrêtez-vous ! lance Lucrèce en direction du fuyard.
Alors le clown triste saisit un cordage et se laisse descendre pour atterrir en plein milieu de la scène.
Le clown numéro 13 et ses acteurs s’interrompent, surpris.
Le clown triste fait une courbette et se pose trois doigts sur l’œil droit.
Aussitôt, la salle pense que c’est un gag et applaudit.
Déjà Lucrèce et Isidore empruntent la même voie et atterrissent à leur tour en plein milieu de la scène. Le public en les reconnaissant pousse une clameur :
— David ! Vanessa !
Ils font le même geste sur l’œil droit.
Ils font la même courbette, et ont encore plus de succès.
Lucrèce et Isidore peuvent ainsi vérifier la loi d’Henri Bergson : l’humour fonctionne encore mieux en mode répétitif.
Mais déjà le clown triste bouscule tout le monde, rejoint une issue de secours et jaillit dans la rue.
Les deux journalistes le repèrent, le voient enfourcher une moto et démarrer en trombe.
Ils rejoignent leur side et s’élancent à la poursuite de la moto.
Ils avalent d’abord le boulevard des Italiens, à double sens, puis débouchent sur le boulevard Poissonnière, en sens unique.
Sans hésiter la moto emprunte la large avenue à contresens. Et se faufile entre les voitures fonçant vers elle.
Mais le side-car ne peut en faire autant. Lucrèce évite de justesse un camion, frôle une voiture, un piéton en colère, puis doit renoncer à la poursuite après avoir évité de justesse un choc frontal avec un autobus.
— Et maintenant on fait quoi, Lucrèce ?
— Vous je sais pas, mais moi il va falloir que je trouve rapidement des toilettes.